Continuons
notre exploration du Yi Jing avec deux nouvelles figures extraites d’une
troisième transformation du couple archétypique essor-déclin, celle portant non
pas sur les deux traits supérieurs ou inférieurs des deux trigrammes de départ
mais sur leurs traits médians. Soit cette permutation s’opère à partir de Tai,
l’essor, et l’on obtient alors l’hexagramme 63, Jiji, l’achèvement (ou après
avoir traversé la rivière) ; soit elle s’opère à partir de Pi, le déclin,
et l’on obtient alors l’hexagramme 64, Weiji qui signifie à l’inverse, l’inachèvement
(avant d’avoir traversé la rivière). Voir François Jullien P. 1265
L’hexagramme
63, Jiji, l’achèvement
Apparemment
tout va bien. On a atteint la perfection. Chaque trait se trouve à sa place.
Les traits yang 1-3-5 aux places impaires, les traits yin 2-4-6 aux places paires.
L’équilibre entre les deux centres est bien réparti (le premier est yin, le
second yang). Toutes les marques possibles d’adéquation se trouvent ici réunies.
Le processus va-t-il s’immobiliser dans sa perfection ?
Le
penser, c’est compter sans la défiance de la pensée chinoise envers la
perfection, l’achèvement, la plénitude. (Voir le post du 16 février 2020 :
François Cheng, Yi Jing, Sagesse chinoise)
Derrière
l’apparence tout ne va pas si bien dans cet hexagramme. De l’analyse de
François Jullien, je retiendrai deux éléments qui le montrent. :
-
Jiji est
fait des trigrammes de l’eau, Kan et du feu, Li (le feu en
dessous, l’eau au-dessus). Or, quand le feu est au-dessous de l’eau, l’eau
finit par s’évaporer et le feu s’épuise ; l’eau et le feu sont ainsi le
symbole d’une rencontre qui est purement transitoire, et non d’un rapport
constant.
-
Chaque trait se trouve à sa place. Les
traits yang dans une place yang (impaire), les traits yin dans une place yin (paire).
Ils ont dès lors tendance à se replier dans une attitude individualiste (repli
égoïste) et à ne pas entrer dans un rapport de compensation avec leur opposé. Il
y a un rapport de fragmentation de la relation entre le yin et le yang et non
un rapport de compensation qui seul permet au processus de continuer. FJ, P.
1268.
On
assiste au phénomène inverse avec l’hexagramme 64
L’hexagramme
64, Weiji, l’inachèvement
C’est
la figure inversée de la précédente. Les traits ne sont pas à leur place. De
cette situation inconfortable nait une nouvelle dynamique. Le « dur »
dans une place « molle » n’est plus aussi « hautain », le « mou »
dans une place « dure » ne « se laisse plus aller » …Un
nouveau mode d’interaction se fait jour, entre le trait et la place adverse qu’il
occupe. FJ P. 1279
Ainsi
le Yi Jing se termine par la remise en cause de ses propres règles, par l'apparition de nouvelles solidarités, par la possibilité d'un renouveau, d'un nouveau cycle. Il n’y a pas de fin dernière comme il n’y
a pas de début premier. La pensée chinoise ne conçoit pas la réalité en termes
de création mais de processus continu ; et puisque la fin n’est jamais
absolue mais est toujours suivie, par transformation, d’un renouveau, la vision
chinoise ne saurait, non plus être tragique. Car la tragédie n’est possible que
dans la perspective d’un cinquième acte, quand le dénouement est complet et que
s’arrête le devenir. FJ P. 1281
On
retrouve cette valorisation de l’inachèvement dans l’art chinois.
La
valorisation de l’inachèvement dans l’art et la pensée chinoise.
L’esprit
lettré se caractérise notamment par une défiance vis-à-vis du plein en tout cas
du trop-plein.
Le trop-plein
dans l’ordre du langage ce sont les définitions, les concepts, les systèmes
théoriques, le discours. Le trop plein dans l’ordre de la peinture c’est la
recherche de l’ornementation, la volonté de montrer son adresse technique, sa
virtuosité.
Pour éviter
ce trop-plein, les lettrés ont préféré laisser dans chaque forme d’expression
une part de vide, d’indifférencié, d’inachevé. Là-dessus les peintres se sont
exprimés très clairement :
Chang Yen-Yuan
En
peinture, on doit éviter le souci d’accomplir un travail trop appliqué et trop
fini dans le dessin des formes et la notation des couleurs, comme de trop étaler
sa technique, la privant ainsi de secret et d’aura. C’est pourquoi il ne faut
pas craindre l’inachevé, mais bien plutôt déplorer le trop-achevé. Du moment
que l’on sait qu’une chose est achevée, quel besoin y a-t-il de
l’achever ? Car l’inachevé ne signifie pas forcément l’inaccompli ;
le défaut de l’inaccompli réside justement dans le fait de ne pas reconnaître
une chose suffisamment achevée. Lorsqu’on dessine une chute (ou une source) il
convient que les traits soient interrompus sans que le soit le souffle ;
que les formes soient discontinues, sans que le soit l’esprit. Tel un
dragon divin au milieu des nuages : sa tête et sa queue ne semble pas
reliées, mais son être est animé d’un seul souffle.
Li Jih-Hua
Tout
l’art de l’exécution réside dans les intervalles et les suggestions
fragmentaires. D’où la nécessité de savoir laisser. Cela implique que les coups
de pinceau du peintre s’interrompent (sans que le souffle qui les anime le
fasse) pour mieux se charger de sous-entendus. Ainsi une montagne peut-elle
comporter des pans non peints, et un arbre être dispensé d’une partie de ses
ramures, en sorte que ceux-ci demeurent dans cet état en devenir entre être et
non être.
Voici
un exemple de ces peintures entre être et non-être. Cette peinture s’intitule Dans la montagne. Elle est de Ma Lin
(fils de Ma Yan). Elle date du XIII° siècle.
A suivre,
Jean-Louis
Jiji est habituellement traduit par "après l'accomplissement" ou "après avoir traversé" la rivière; Weiji par "avant l'accomplissement" ou "avant d'avoir traversé la rivière". François Jullien conserve ces traductions mais, dans certains passages, opère un glissement sémantique en traduisant Jiji par "l'achèvement" et Weiji par "l'inachèvement".
RépondreSupprimerQue faut-il en penser ?
Jean-Louis
Je préfère les 2 premières formules car plus dynamiques, surtout avec l'image de la rivière. Comme toujours on retrouve ce système de pensée dans d'autres pratiques. Par exemple,on termine l'enchainement du Taijiquan par "Fermeture apparente", un pied étant ouvert, prêt à repartir.
RépondreSupprimerFrançoise
Merci pour cette précision. C'est une nouvelle piste pour rendre l'étude des hexagrammes plus attrayante. On peut les rapprocher de la peinture mais on pourrait aussi les rapprocher d’autres arts chinois, par exemple du Taijiquan. Cela dit il me semble que l’idée reste globalement la même. Il n’y a pas de fermeture définitive, de fermeture « achevée » de la figure. Le geste, le processus reste toujours ouvert, prêt à repartir sur un nouveau développement.
SupprimerJ’aime bien aussi l’idée développée dans ces deux hexagrammes. Une situation trop confortable risque de conduire à un repli égoïste sur soi. Une situation inconfortable peut pousser à rechercher de nouvelles solidarités, de nouvelles pratiques. Voir l’actualité récente.
Jean-Louis