jeudi 11 juin 2020

Mencius, Rousseau, l'hexagramme Fu


 

 
L’hexagramme 24, Fu, le retour, fait suite à l’hexagramme Bo et forme couple avec lui. Il est composé d’un trait yang à la base de la figure et de cinq traits yin au-dessus de lui. Ce retour c’est, bien sûr, le retour du yang. Dans l’hexagramme 23, Bo, le yang était en sixième position, donc en voie d’expulsion. Le voici de retour dans l’hexagramme Fu, en première position.
Autant le jugement de l’hexagramme Bo était défavorable : « il n’est pas judicieux d’aller de l’avant », autant le jugement de Fu est prometteur : « rien ne peut plus faire obstacle ». Certes le trait yang n'est qu'un germe de renouveau mais les traits yin qui se trouvent au-dessus de lui sont heureux de recevoir son influence et d’être transformés par lui. (FJ P. 1290).
Les valeurs propres aux deux trigrammes composant la figure apportent une confirmation symbolique à la capacité que détient cette incitation de déclencher une évolution favorable en se déployant au travers d’un milieu réceptif. Le trigramme inférieur, Zhen, le tonnerre évoque une secousse initiale, le trigramme supérieur, Ku, la terre exprime la capacité de recevoir une influence et de s’y conformer ; il suffit qu’un tel ébranlement se produise au départ pour qu’il se propage ensuite continûment. Comme l’indique le commentaire du jugement, la « croissance » ultérieure se trouve déjà comprise dans cet unique et soudain avènement. (FJ P. 1291).
Cette amorce, comme mise en branle, est l’indice même de ce que la réalité n’est pas vouée à un parcours chaotique (et donc qui nous échappe) mais régulé (et donc qu’on peut connaître). Un tel retour, une telle amorce nous assure donc de ce que la réalité possède une authenticité foncière absolument fiable. (FJ  P. 1292). Ce stade de l’émergence où l’invisible se relie au visible est celui où le processus se laisse appréhender globalement, le stade où nous pouvons pénétrer au cœur de la réalité.
Aussi plus qu’au mouvement en lui-même le Yi Jing et, d’une manière plus générale, la pensée chinoise s’intéresse-t-elle d’abord à l’amorce, à l’indice, au germe, à l’ébranlement, à l’émergence qui nous révèle le cœur de la réalité. En effet, dans le germe végétal est inscrit le développement ultérieur de la plante, de la même manière dans le germe du processus est inscrit son développement ultérieur.

Un passage célèbre de Mencius nous donne une illustration de l’importance de cette notion de germe, d’émergence pour découvrir le cœur de la réalité, c’est-à-dire le grand Procès du monde.

Ce qui nous fait affirmer que tout homme est doué de compassion c’est que toute personne qui apercevrait aujourd’hui un petit enfant sur le point de tomber dans un puits éprouverait en son cœur panique et douleur …Mengzi II,A,6 Traduit par A. Lévy

Ainsi chacun possède en soi des germes de moralité. L’homme naît naturellement bon. Bien sûr ces germes sont fragiles, ils doivent être cultivés par le milieu et l’éducation. Mais ils sont révélateurs d’une solidarité entre les espèces, d’une continuité entre l’Homme et le Ciel (la nature) en un mot de l’unité du monde. Une expérience individuelle (ici la vue d’un enfant sur le point de tomber dans un puits) donne à voir le fonctionnement du monde. C’est ce que développe François Jullien : on peut voir affleurer dans une telle expérience ce que représente aussi, pour sa part, l’hexagramme Fu : cette amorce de réaction morale est l’indice de notre commune appartenance au grand Procès du monde ; une émergence soudaine se produit (ici, au niveau du sentiment) qui nous fait appréhender de façon immédiate …une logique d’ensemble (ainsi la solidarité des existences individuelles) qui demeure ordinairement implicite et dont, autrement, nous pourrions douter. FJ P. 1294

Jean-Jacques Rousseau a cru aussi que l’homme était naturellement bon. Il me semble qu’il y a sur certains points une similitude de pensée entre le penseur chinois et le philosophe français. Tous deux ont cru qu’il existait une solidarité entre les espèces, une solidarité entre l’homme et la nature. Chez Rousseau aussi cette solidarité est dévoilée à travers une expérience vécue racontée dans les Rêveries du promeneur solitaire. Reprenant connaissance après une chute de cheval il perçoit cette solidarité :  Je sens des extases, des ravissements inexprimables à me fondre, pour ainsi dire, dans le système des êtres, à m’identifier avec la nature entière. Septième promenade.

Je me souviens de ce commentaire de mon professeur de philosophie concernant Rousseau : "nul n’est mauvais volontairement pour la simple raison que faire le bien fait du bien". J'ai eu la surprise de constater qu'Anne Cheng utilisait à peu près les mêmes termes dans son chapitre sur Mencius (Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, P. 173). Le commentaire de mon professeur de philosophie avait fait de moi un rousseauiste enthousiaste. Nous y avons cru. C'était ça aussi mai 68. Nous étions jeunes.
A suivre,
Jean-Louis

2 commentaires:

  1. Il est beaucoup question dans ces derniers posts de François Jullien. A noter que cet auteur vient de publier un livre : "De la vraie vie" dont Télérama dans son numéro 3669 a fait une recension très élogieuse.
    Jean-Louis

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