dimanche 22 novembre 2020

Petits secrets des conférences : "cette vile et misérable nécessité"


 Lorsque je prépare une conférence je le fais, pour reprendre l’expression d’une amie, « à mort ». Ce qui signifie que j’écris mon texte et que je l’apprends par cœur. Même si je n’en fais pas mystère, je ne me vante pas de cette pratique qui réduit mon éloquence à peu de chose. Pourtant je viens de trouver un précédent prestigieux en la personne de Montaigne qui lui aussi lorsqu’il devait faire une intervention un peu longue apprenait son texte par cœur.

Voici ce qu’il écrit au Livre II des Essais, chapitre XVII. « Et quand j’ay un propos de conséquence à tenir, s’il est de longue haleine, je suis réduit à cette vile et misérable nécessité, d’apprendre par cœur mot à mot ce que j’ai à dire : autrement je n’aurais ni façon, ni assurance, étant en crainte que ma mémoire vînt à me faire un mauvais tour. »

Montaigne est contraint d’apprendre par cœur car il a peur que sa mémoire lui fasse défaut et d’oublier ainsi des choses qu’il souhaitait exposer. Moi j’apprends par cœur car je suis incapable de former une phrase correcte devant un auditoire un peu nombreux ; j’hésite, je bafouille en un mot je suis incapable d’improviser.

 J’ai trouvé cette anecdote concernant Montaigne dans un petit livre d’Antoine Compagnon, professeur au Collège de France : Un été avec Montaigne qui reprend une série d’émissions diffusées sur France Inter durant l’été 2012.

 J’ai trouvé dans ce livre une autre anecdote amusante. Montaigne a beaucoup hésité sur la langue à utiliser pour écrire ses Essais. A son époque si on voulait écrire pour la postérité on écrivait en latin. Mais Montaigne ne pensait pas qu’on le lirait longtemps. Il a choisi le français parce que cette langue est celle des lecteurs pour qui il écrit. Des lecteurs ou plutôt des lectrices. « Si Montaigne a décidé d’écrire en français, c’est bien parce que ses lecteurs rêvés sont des femmes, moins familières des langues anciennes que les hommes ». Bien des années plus tard Jean-Paul Sartre dira aussi qu’il écrivait pour être lu par les femmes. Mais Sartre était un grand séducteur. Je ne sais ce qu’il en était de Montaigne.

 J’aime ces petites anecdotes qui nous rendent plus proches les hommes du passé. Elles remplissent Les Essais.

Jean-Louis

samedi 14 novembre 2020

Zou Yan et Abu Yusuf Yacub ibn Ishaq al-Sabah Al Kindî

                                                                 Zou Yan

                                                                   Al Kindî

Abu Yusuf Yacub ibn Ishaq al-Sabah Al Kindî. Un bien joli nom n’est-ce pas ? Un peu difficile à retenir. Alors on peut le simplifier en Al-Kindî. Qui était Al-Kindî (801-873) ? Il est considéré comme l’un des plus grands philosophes arabes. Il est l’auteur de près de 300 ouvrages touchant les domaines les plus divers : notamment philosophie, mathématiques, astronomie, physique, chimie, musique et …astrologie. Il joua un rôle dans la transmission des auteurs grecs comme Platon et Aristote. Je connaissais les noms d’Avicenne et d’Averroès. Mais je dois avouer que j’ignorais le nom d’Al Kindî. Où l’ai-je découvert ? Dans un livre dont je vous ai déjà parlé sur ce blog : L’oracle della luna de Fréderic Lenoir (voir mon post du 1er Octobre). Pourquoi j’en parle aujourd’hui ? Parce que j’ai découvert, en lisant l’article d’Anne Cheng sur le parallélisme qu’on pouvait faire un rapprochement entre lui et un certain Zou Yan. Tous deux ont établi une  corrélation entre les signes astrologiques (astrologie héritée des Caldéens chez Al-Kindî et astrologie chinoise chez Zou Yan) et les cycles de l’histoire humaine.

 Commençons par l’ordre chronologique donc par Zou Yan (305-240 av JC). J’ai déjà parlé de cet auteur dans mon post du 9 août. A partir des éléments contenus notamment dans le Yijing il a médité sur une vaste synthèse dont il a fait la « doctrine du Ying-Yang et des cinq éléments ».

Voyons ce qu’en dit Anne Cheng. « Le nom de Zou Yan reste en particulier associé à la corrélation qu’il aurait établie entre la succession des « Cinq éléments » (wuxing) et les cycles de l’histoire humaine. D’après cette théorie, c’est la vertu de l’élément Terre qui aurait prédominé sous le règne de l’Empereur Jaune, avec toutes les correspondances qui peuvent s’y rapporter dans les champs aussi variés que les saisons, les points cardinaux, les couleurs et, pour ce qui est du monde humain, les qualités morales, les institutions politiques, les principes gouvernementaux …Puis sous le règne de Yu, fondateur de la dynastie des Xia, aurait prédominé la vertu du Bois ; sous les Shang, celle du Métal et sous les Zhou, celle du Feu, ce qui laissait présager que la dynastie suivante serait dominée par l’Eau, élément effectivement adopté par Qin. C’est probablement l’idée d’une telle corrélation, avec tout le potentiel prophétique qu’elle implique, qui suscita l’intérêt des souverains des Royaumes Combattants, puis celui du Premier Empereur tout particulièrement, et qui devait connaître sous les Han une fortune politique sans précédent. »

Voyons maintenant la corrélation établie par Al-Kindî entre les signes du Zodiaque hérité des Chaldéens et les cycles de l’histoire humaine. Quatre mille ans avant Jésus-Christ, l’équinoxe du Printemps se levait dans la constellation du Taureau. C’est l’époque où l’homme a commencé à se sédentariser, à construire des bâtiments en brique. Sédentarisation et construction sont les deux traits les plus caractéristiques de ce signe. Les religions de l’époque à Sumer, en Assyrie, en Égypte vénéraient la figure du taureau. C’est le culte du Minotaure ou du Dieu Apis à tête de taureau. Deux mille ans avant Jésus Christ, l’équinoxe du Printemps est passé dans la constellation du Bélier. Le sacrifice pratiqué alors était celui d’un bélier, comme le montre celui d’Abraham. Symboliquement le Bélier correspond à cette ère de conquête et de développement des grands empires égyptiens, perses, macédoniens et romains. Puis la venue du Christ est concomitante avec la survenance de l’équinoxe de Printemps dans la constellation des Poissons. Le poisson est l’emblème des premiers chrétiens parce que le mot poisson en grec, ICHTUS, est formé des premières lettres des cinq mots de la phrase Iesous Kristos Theou Huios Sôter, ce qui signifie Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur mais aussi parce que la symbolique des poissons s’ajuste fort bien aux traits dominants de la religion chrétienne : compassion, don de soi, recherche d’unité du genre humain. Deux mille ans après Jésus Christ c’est-à-dire à notre époque le soleil du Printemps se lève dans la constellation du Verseau. Devrait s’en suivre une humanisation de la religion car le Verseau a le visage d’un homme ou d’un ange. D’après la symbolique du signe devrait s’ouvrir une nouvelle ère fondée sur l’idée de fraternité humaine. Espérons !

 Le livre de Fréderic Lenoir montre que les Puissants de la Renaissance furent très intéressés par le potentiel prophétique des livres d’Al-Kindï comme le furent les souverains chinois par les écrits de Zou Yan

 Voilà ! Alors que penser de la divination et de l’astrologie ? Je dois avouer que je suis mal à l’aise dès que je quitte la terre ferme du rationalisme cartésien. Toutefois, quelque soit le crédit que l’on accorde ou non à ces pratiques, elles sont révélatrices d’un mode de fonctionnement de l’esprit basé sur le raisonnement analogique et c’est en cela qu’elles m’intéressent. Ce mode de fonctionnement de l’esprit a été relégué dans notre culture à des pratiques périphériques. Il a, par contre, connu une fortune particulière chez les peuples dits « premiers » mais aussi en Chine où il a joué un rôle essentiel dans la formation de la culture.

Jean-Louis


 

vendredi 13 novembre 2020

Parallélisme : analogie vs causalité

                                      Lointain souvenir des inscriptions oraculaires ? 

Si l’on suit Lévi-Strauss l’idée d’une dualité à la base à la base de toute réalité et celle d’une appréhension analogique de celle-ci est la marque de la « pensée sauvage ». Pour Lévi-Strauss la « pensée sauvage » est une pensée qui construit une science à partir de l’observation des données sensibles récusant ainsi la rupture entre le sensible et l’intelligible introduite  par Platon et la science moderne. Pour l’ethnologue ce n’est en aucun cas une pensée « primitive » même avec des guillemets comme l’écrit Anne Cheng. L’idée d’une dualité à la base de la réalité n’est donc pas l’apanage de la pensée chinoise. Ce qui lui est en revanche spécifique c’est la manière dont fonctionne cette dualité et le rapport analogique établit entre les composantes de cette réalité. Ce rapport analogique repose sur les notions de « correspondance » (xiangying) ou de « résonnance » (ganying). « Il y a au cœur de la cosmologie qui prospère à cette époque l’idée que les choses et les êtres se répondent ou « correspondent », vibrent ou « résonnent » à l’unisson dès lors qu’ils appartiennent à des catégories analogues »

On trouve des exemples de ces notions dans le chapitre 6 du Huainanzi, ouvrage du tout début des Han : « Lorsque le vent d’est s’élève, le vin nouveau déborde. Lorsque le vers crache sa soie, la corde correspondante à la note shang se brise : c’est que quelque les a émus (gan) ».

 Ce n’est pas un rapport de cause à effet que le ganying établit entre les termes en correspondance. Ce n’est pas que A soit la cause de B, ou B l’effet de A. « Il se trouve simplement que « quelque chose les a émus » et que les deux phénomènes se produisent simultanément. Le Huainanzi développe d’une manière poétique, « un univers globalisant qui vit et vibre d’échos et de résonnances ». L’analogie qui unit les éléments est ici fondée sur le fait qu’elles peuvent vibrer, résonner ensemble : « supposons que l’on joue …d’un luth à sept cordes et d’un luth à vingt-cinq cordes. Si l’on frappe sur l’un la note gong, la même note sur l’autre lui répondra… ». Ici le rapport analogique concerne des choses ayant la même manière de vibrer, de résonner. Le rapport analogique peut aussi concerner des choses ayant la même manière de se mouvoir, d’agir (xing de wuxing).

 C’est cette idée que développe Léon Vandermeersch dans son livre Les deux raisons de la pensée chinoise. Or « cette façon d’agir n’est pas saisie sous la catégorie de la causalité. Dans la pensée occidentale, les choses agissent comme causes de leurs effets, et c’est ainsi qu’elle sont saisissables par la catégorie de la causalité, fondamentale dans la pensée théologique où elle a son modèle dans l’action divine, cause suprême de tout. Rien n’est plus éloigné de la pensée manticologique ». Dans la pensée manticologique et les wuxing, les choses marchent, agissent « à la manière de l’eau, du feu, du bois, du métal, de la terre. ».   Ainsi la direction de l’Est, le printemps, le foie …agissent à la manière du bois.

 Voilà. Mais ma bibliothécaire préférée vient de me téléphoner. L’oracle dell la luna vient d’arriver à Puyvert. J’irai le chercher demain. Dans quelques jours un nouvel article si je retrouve le passage que j’ai en tête et qui est « en correspondance » avec les théories de Zou Yan rapportée par Anne Cheng,  Il faut bien continuer à chanter même si Rome brûle.

A suivre,

Jean-Louis

jeudi 12 novembre 2020

Parallélisme à trois

 

                                           Devant la cascade Ma Yuan  Deux engendre le Trois

 

Le commentaire de Françoise anticipant la suite de l’article d’Anne Cheng me permet d’en continuer la lecture.

Le parallélisme qui trouve, notamment, son expression dans la dualité Yin-Yang pourrait faire penser que la cosmologie chinoise est une forme de dualisme. Il n’en est rien comme le démontre Anne Cheng.

 Claude Lévi-Strauss dans la Pensée Sauvage établit une distinction entre « science analogique » et religion. La première se développe selon un axe horizontal fondé sur des corrélations entre divers phénomènes naturels et humains alors que la mentalité religieuse se développe selon un axe vertical en établissant  "un rapport entre deux catégories d’entités (à savoir hommes et dieux) entre lesquelles il n’y a initialement aucune homologie ». Si l’on s’en réfère à cette distinction on peut penser que la cosmologie chinoise relèverait davantage de la « science analogique » opérant selon un parallélisme horizontal. Toutefois pour Anne Cheng, la cosmologie chinoise ne se réduit pas à un parallélisme binaire. En effet si, comme le pense Granet, la dualité Yin/Yang est au cœur même de toute la structure mentale chinoise le parallélisme de la cosmologie chinoise ne se joue pas à deux mais à trois et, par ailleurs, il tend toujours à un retour vers l’Origine.

Les deux énergies Yin et Yang tiennent leur dynamique d’un troisième élément, le souffle médian, dont il est fait mention dans le § 42 du Laozi.

« Le Dao engendre l’Un

Un engendre Deux

Deux engendre Trois

Trois les dix mille êtres » Laozi § 42

Dans la peinture, on le sait, le Yin est représenté par l’eau, le Yang par la montagne et le souffle médian par les nuages. C’est le souffle médian, les nuages qui permet au Yin et au Yang de ne pas rester dans une situation figée d’opposition et d’engendrer les dix mille êtres. « Le parallélisme à trois ouvre la voie à une transformation à l’infini ».

Ainsi le parallélisme n’ouvre pas la voie à un dualisme d’une part parce qu’il opère à trois mais aussi parce qu’il tend à un retour vers l’Origine, vers l’Unité. Ce retour vers l’Origine, cette tension, ne peut, cependant pas être assimilé à l’élan vertical vers la transcendance qui caractérise la mentalité religieuse, c’est plutôt la marque d’un processus cyclique. « En d’autres termes, la dualité Yin-Yang pour fondamentale qu’elle soit, ne représente qu’un temps du mouvement perpétuel du pneuma universel : expansion et diversification à partir de l’Origine, ou, si l’on préfère, déploiement de l’Un dans le Multiple ouvert par le trois, en passant par la relation constitutive et vitale du Deux / retour ou repli de la multiplicité des Dix-mille êtres vers l’Origine et l’unité ».

Et même si la cosmologie a pu se scléroser en devenant une orthodoxie d’Etat, « il n’était plus désormais possible de penser, de sentir, d’habiter le monde hors du parallélisme qui jamais n’oublia tout à fait ses origines cosmologiques. »

A suivre,

Jean-Louis