vendredi 15 mai 2020

La "voie du bois"

Shitao, l'automne aux abords de Yangzhou, in François Cheng Shitao, La saveur du monde
Les rochers aux formes indécises - là-bas, la rive s'estompe en un vague horizon, F Jullien, le nu impossible 

Pour le dire schématiquement, la pensée chinoise n’est pas la pensée de l’Etre mais du processus, n’est pas la pensée de la forme arrêtée mais de la transformation. C’est ce que nous dit le Yi Jing dès son titre, c’est ce que nous cessent de nous répéter les auteurs et les artistes chinois, particulièrement dans leurs peintures de paysage.

Dès lors comment travaillent les processus ? Comment s’opèrent les transformations ? Nous avons commencé à le voir dans le post précédant avec l’hexagramme 41, Sun, la diminution. Nous allons continuer notre exploration avec l’hexagramme suivant, Yi, l’augmentation qui nous délivre le même message mais sous une nouvelle formulation, celle de la « voie du bois ».

D’une manière logique, la diminution est conçue à partir d’un état de plénitude et procède donc de Tai, la prospérité et l’augmentation est conçue à partir d’un état de déficit et procède de Pi, le déclin. Yi, l’augmentation dérive de Pi par interversion des traits inférieurs des trigrammes.
    
                                                         hexagramme 12, Pi, le déclin

                                                        hexagramme 42, Yi, l'augmentation


Cette permutation des traits a plusieurs conséquences. Le quatrième trait de Pi, devient le premier trait de Yi. Il y a donc augmentation du Yin et diminution du Yang. Mais cette diminution du yang joue en faveur du yang lui-même puisqu’elle le met en position d’avenir. Ainsi le profit n’est pas à attendre sur un autre plan (dans la justice divine, le paradis) mais il découle des positions respectives au sein de l’hexagramme). Le profit n’arrive pas sur un plan transcendant mais immanent. C’est du seul jeu propre à la configuration que ce profit résulte : en me diminuant pour accroitre l’autre, je me suis rétabli du même coup en position d’initiative et me trouve appelé à progresser. François Jullien P. 1258.

Mais cette interversion des traits a une autre conséquence. Elle transforme le trigramme inférieur en Zhen, le tonnerre qui représente la secousse initiale déclenchant le processus et le trigramme supérieur en Xun, le vent mais aussi le bois qui représente la propagation en tous lieux, continue d’une telle secousse. Ce que le commentaire du jugement appelle ainsi la « voie du bois » est une marche insensible, en même temps qu’irradiante, qui met en valeur l’efficacité infinie du discret, du diffus, de l’incessant, en l’opposant à la stérilité de l’action, toujours ponctuelle, à la fois spectaculaire et bornée. Cette « voie du bois » n’est pas celle d’un logos organisateur, d’une idée créatrice mais de la communication extensive, progressive d’un premier ébranlement. François Jullien P.1261.

C’est cette « voie du bois » que la les artistes chinois n’ont cessé de représenter dans les peintures de paysage. Là encore, c’est la transition qui prévaut. Au monde grec de la forme, elle qui se détache, fixe, tranchante, celui de la Forme hégelienne, la Chine oppose l’attention portée au discret comme au continu. …Elle peint, non la forme arrêtée, mais le monde accédant à la forme ou revenant à son fonds indifférencié. Elle nous fait remonter à la racine du visible pour rencontrer l’invisible, au lieu de concevoir celui-ci sur un autre plan et d’une autre nature François Jullien, Le nu impossible P. 44,45

C’est ce que nous dit la théorie chinoise de la peinture « La montagne sous la pluie ou la montagne par temps clair sont faciles à figurer. Mais, que du beau temps, on tende à la pluie, ou que de la pluie on tende au retour du beau temps ; s’héberger un  soir au sein des brouillards …quand tout le paysage se perd dans la confusion : émergeant, - immergeant, entre ce qu’il y a et ce qu’il n’y a pas – voilà ce qu’il est difficile de figurer (Quian Wenshi). Non pas un état défini et tranché des choses, mais le passage d’un état à un autre, entre les stades opposés de l’actualisation et de l’indifférenciation : de l’un à l’autre, la peinture chinoise peint la trans-formation. Elle peint l’effet de vague et de flou – d’indécision (huang hu dit le Laozi § 14) – qui va de pair avec la mutation. Or, tout est toujours en mutation. Tandis que la pensée grecque valorise la forme et le distinct, d’où son culte de la Forme qu’exemplifie le Nu, la Chine pense – figure – le transitionnel, et l’indiciel (sous les modes du subtil, du fin, de l’indiciel) ; et c’est en quoi sa pensée est précieuse. Ibidem P. 54

Voici un tableau de Shitao intitulé Bruits d’orage au loin in François Cheng, Shitao, La saveur du monde.

 Nul doute que le Sage dans sa cabane, en entendant le tonnerre au loin, en contemplant le procès du monde, cette brume qui est partout, qui sinue de plan en plan, comme pour vous rappeler que rien n’est jamais séparé, que la voix du lointain est la voix familière (F. Cheng)…nul doute que ce Sage ne songe aux plus anciens ouvrages de sa culture, ne songe à l’hexagramme 42 du Yi Jing, ne songe à la « voie du bois ».
Jean-Louis

4 commentaires:

  1. Il me semble avoir vu quelque part que cette voie du bois s'appliquait aussi à la stratégie militaire. Mais je ne retrouve pas la référence. Si un des nombreux lecteurs enthousiastes de ce blog pouvait combler ma lacune, je lui serait reconnaissant.

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    1. il faut lire je lui serais reconnaissant. Je devrais me relire avant de publier ...
      Jean-Louis

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  2. Une manière de rendre une conférence sur le Yi Jing attrayante serait d'associer les hexagrammes avec des peintures chinoises. Mais cela demande beaucoup de connaissances sur le Yi Jing et la peinture.
    Jean-Louis

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  3. Pour l'art militaire, je n'ai pas d'idée.
    Ce post me fait aussi penser que le bois est associé au printemps, saison de croissance. La suggestion d'assovier peinture et hexagrammes est extrêmement séduisante et porteuse de sens, du travail en vue !

    Françoise

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