dimanche 24 mai 2020

Le réveil du Dragon : récit d'une expérience


Janvier 2020, 16h00, mon portable sonne. Une enseignante de KEDGE me signale que quatre étudiantes chinoises souhaitent, dans le cadre de leur cursus, monter un projet pour partager avec des Français certains aspects de l’art et de l’artisanat traditionnel chinois. Elles cherchent une association qui les aiderait à organiser ce programme. Le Dragon est-il intéressé ? Nous avons, par le passé, participé à plusieurs expériences de ce type. Je donne un accord de principe, d’autant que le sujet choisi par les étudiantes semble particulièrement intéressant. Dans la foulée je téléphone à Françoise qui donne aussitôt son assentiment.
Un premier rendez-vous est pris, un mardi, dans les locaux de Kedge. C’est un plaisir, pour Françoise et moi, de retrouver la route de cette école, son parking cabossé, ses locaux somptueux. Nous connaissons bien les lieux. Nous sommes venus plusieurs fois pour chanter avec notre chorale au moment du Nouvel An chinois ou pour participer à des soutenances. Nous sommes accueillis par les étudiantes et aussitôt nous sommes séduits par leur politesse. Nous déjeunons avec elles et faisons connaissance. Elles sont originaires de différentes provinces de Chine, mais se sont connues à Suzhou, la ville des jardins, pendant leur scolarité. Après le déjeuner nous nous dirigeons dans le hub où l’on sert les cafés. Les étudiantes nous exposent leur projet. Elles souhaitent présenter la musique, les nœuds chinois, les papiers découpés, la broderie et la peinture. La musique, la peinture ! Nous téléphonons à nos spécialistes, Olivier pour la musique, Michèle pour la peinture qui aussitôt donnent leur accord pour participer à l’expérience.
Un deuxième rendez-vous est pris à notre QG, le café Edmond. Nous décidons du lieu et de la date de l’évènement. Ce sera le 28 mars à la Casa Consolat. Puis dans notre souci d’intégrer les étudiants chinois dans les familles françaises (c’est l’un des objectifs du Dragon) un rendez-vous est pris chez Christiane pour faire découvrir aux étudiantes la broderie française et chez Olivier pour la musique.
Christiane nous reçoit magnifiquement, comme à son habitude. Elle nous montre ses réalisations et nous a préparé un thé et des gâteaux, souvenir qui, je pense, restera longtemps dans la mémoire des étudiantes.
Un quatrième rendez-vous est pris à KEGDE en présence de leur professeur que nous voyons très attentive, non seulement à la scolarité de ses étudiantes, mais aussi à leur intégration dans la vie française. Le rendez-vous chez Olivier ne pourra avoir lieu car déjà la propagation de l’épidémie se répand en France.
L’épidémie, le confinement annulent, bien sûr nos projets. Nous restons un moment sans nouvelles des étudiantes. Au mois d’avril nous reprenons contact. Elles sont rentrées en Chine et se portent bien. Elles expriment leur désir de continuer leur projet sous un format adapté c’est-à-dire en visioconférence. S’en suit de nombreux échanges de mails et la recherche d’un logiciel compatible. Zoom ne fonctionne plus avec la Chine et SKYPE ne donne pas des résultats satisfaisants. Ce sera donc TEAMS. Deux réunions de préparation ont lieu avec ce logiciel. La date de l’évènement est fixée. Ce sera le 23 mai de 9h00 à 12h00.

Evènement du 23 mai 2020
Participants 
Pour KEDGE :
-        GUO Yuchen, atelier musique
-        LU Yanjie, atelier nœuds chinois et peinture
-        LI Jia, atelier papiers découpés
-        YUAN Mingyue, atelier broderie

Pour le Dragon dans un bol de thé 16 inscrits, 9 participants (certains inscrits n’ont pas pu se connecter pour des raisons techniques).

Déroulé
Chaque atelier comprenait :
-         un diaporama retraçant l’histoire, la technique, la répartition géographique de l’art ou de  l’artisanat évoqué.
-        Une démonstration pratique. Un morceau de hulusi, un nœud, un papier découpé effectués en direct, des petites vidéos de broderie.

Réactions des participants.
Les premiers retours sont très positifs. Exemple SMS reçu juste après la réunion. « Merci pour cette présentation très intéressante »
Les diaporamas étaient particulièrement soignés aussi bien sur la forme que sur le fond. La partie la plus difficile dans une visio-conférence était la démonstration pratique. Mais les participants se sont pris au jeu et certains ont réussi à réaliser le modèle proposé.

Ce qui nous a particulièrement séduits chez les étudiantes :
-        Le sérieux dans la préparation
-        La persévérance, l’adaptabilité, le désir d’aboutir malgré les conditions difficiles
-        L’enthousiasme à partager leur culture. Elles ont même prévu des vidéos pour que ceux qui n’ont pas pu se connecter puissent avoir une idée de la présentation.

L’objectif est pleinement atteint.
C’était un projet « gagnant/gagnant ». Les étudiantes ont pu mener à bien leur projet universitaire et conserverons, nous l’espérons, malgré les difficultés une image postive de la France.
Les Français ont pu enrichir leurs connaissances, mener à bien des recherches (voir l’étymologie du mot hulusi) et voyager, quelques instants en Chine. Le Dragon s’est réveillé et a profité de l’expérience pour resserrer les liens entre ses membres.
A titre personnel, j’ai été heureux de faire de nouvelles connaissances, de découvrir de nouvelles technologies (visioconférences) qui permettent aux personnes qui ne peuvent pas se déplacer de participer à des évènements. J’ai découvert le peintre Qi Baishi.
Dans leur désir de partage les étudiantes vont nous envoyer des vidéos que nous transmettrons aux personnes intéressées.
Nous souhaitons une pleine réussite aux étudiantes dans leur vie privée et professionnelle.
Un grand merci à tous,
Jean-Louis

vendredi 15 mai 2020

La "voie du bois"

Shitao, l'automne aux abords de Yangzhou, in François Cheng Shitao, La saveur du monde
Les rochers aux formes indécises - là-bas, la rive s'estompe en un vague horizon, F Jullien, le nu impossible 

Pour le dire schématiquement, la pensée chinoise n’est pas la pensée de l’Etre mais du processus, n’est pas la pensée de la forme arrêtée mais de la transformation. C’est ce que nous dit le Yi Jing dès son titre, c’est ce que nous cessent de nous répéter les auteurs et les artistes chinois, particulièrement dans leurs peintures de paysage.

Dès lors comment travaillent les processus ? Comment s’opèrent les transformations ? Nous avons commencé à le voir dans le post précédant avec l’hexagramme 41, Sun, la diminution. Nous allons continuer notre exploration avec l’hexagramme suivant, Yi, l’augmentation qui nous délivre le même message mais sous une nouvelle formulation, celle de la « voie du bois ».

D’une manière logique, la diminution est conçue à partir d’un état de plénitude et procède donc de Tai, la prospérité et l’augmentation est conçue à partir d’un état de déficit et procède de Pi, le déclin. Yi, l’augmentation dérive de Pi par interversion des traits inférieurs des trigrammes.
    
                                                         hexagramme 12, Pi, le déclin

                                                        hexagramme 42, Yi, l'augmentation


Cette permutation des traits a plusieurs conséquences. Le quatrième trait de Pi, devient le premier trait de Yi. Il y a donc augmentation du Yin et diminution du Yang. Mais cette diminution du yang joue en faveur du yang lui-même puisqu’elle le met en position d’avenir. Ainsi le profit n’est pas à attendre sur un autre plan (dans la justice divine, le paradis) mais il découle des positions respectives au sein de l’hexagramme). Le profit n’arrive pas sur un plan transcendant mais immanent. C’est du seul jeu propre à la configuration que ce profit résulte : en me diminuant pour accroitre l’autre, je me suis rétabli du même coup en position d’initiative et me trouve appelé à progresser. François Jullien P. 1258.

Mais cette interversion des traits a une autre conséquence. Elle transforme le trigramme inférieur en Zhen, le tonnerre qui représente la secousse initiale déclenchant le processus et le trigramme supérieur en Xun, le vent mais aussi le bois qui représente la propagation en tous lieux, continue d’une telle secousse. Ce que le commentaire du jugement appelle ainsi la « voie du bois » est une marche insensible, en même temps qu’irradiante, qui met en valeur l’efficacité infinie du discret, du diffus, de l’incessant, en l’opposant à la stérilité de l’action, toujours ponctuelle, à la fois spectaculaire et bornée. Cette « voie du bois » n’est pas celle d’un logos organisateur, d’une idée créatrice mais de la communication extensive, progressive d’un premier ébranlement. François Jullien P.1261.

C’est cette « voie du bois » que la les artistes chinois n’ont cessé de représenter dans les peintures de paysage. Là encore, c’est la transition qui prévaut. Au monde grec de la forme, elle qui se détache, fixe, tranchante, celui de la Forme hégelienne, la Chine oppose l’attention portée au discret comme au continu. …Elle peint, non la forme arrêtée, mais le monde accédant à la forme ou revenant à son fonds indifférencié. Elle nous fait remonter à la racine du visible pour rencontrer l’invisible, au lieu de concevoir celui-ci sur un autre plan et d’une autre nature François Jullien, Le nu impossible P. 44,45

C’est ce que nous dit la théorie chinoise de la peinture « La montagne sous la pluie ou la montagne par temps clair sont faciles à figurer. Mais, que du beau temps, on tende à la pluie, ou que de la pluie on tende au retour du beau temps ; s’héberger un  soir au sein des brouillards …quand tout le paysage se perd dans la confusion : émergeant, - immergeant, entre ce qu’il y a et ce qu’il n’y a pas – voilà ce qu’il est difficile de figurer (Quian Wenshi). Non pas un état défini et tranché des choses, mais le passage d’un état à un autre, entre les stades opposés de l’actualisation et de l’indifférenciation : de l’un à l’autre, la peinture chinoise peint la trans-formation. Elle peint l’effet de vague et de flou – d’indécision (huang hu dit le Laozi § 14) – qui va de pair avec la mutation. Or, tout est toujours en mutation. Tandis que la pensée grecque valorise la forme et le distinct, d’où son culte de la Forme qu’exemplifie le Nu, la Chine pense – figure – le transitionnel, et l’indiciel (sous les modes du subtil, du fin, de l’indiciel) ; et c’est en quoi sa pensée est précieuse. Ibidem P. 54

Voici un tableau de Shitao intitulé Bruits d’orage au loin in François Cheng, Shitao, La saveur du monde.

 Nul doute que le Sage dans sa cabane, en entendant le tonnerre au loin, en contemplant le procès du monde, cette brume qui est partout, qui sinue de plan en plan, comme pour vous rappeler que rien n’est jamais séparé, que la voix du lointain est la voix familière (F. Cheng)…nul doute que ce Sage ne songe aux plus anciens ouvrages de sa culture, ne songe à l’hexagramme 42 du Yi Jing, ne songe à la « voie du bois ».
Jean-Louis