samedi 11 juillet 2020

De l'ostéomancie à la chéloniomancie (2ème partie)


 In ouvrage cité de Léon Vandermeersch


Quelle est la spécificité de la chéloniomancie ? Je vais citer textuellement LV car ce passage me semble important. La divination par la tortue « marque une mutation de la pensée magique primitive en pensée rationnelle appuyant la divination sur une représentation du cosmos. Cette mutation a été décisive sur deux plans. D’abord, au point de vue des croyances, la chéloniomancie éloigne la divination de sa référence originelle à la bienveillance ou à la malveillance d’entités divines implorées par des sacrifices. La tortue, en effet, n’a jamais fait l’objet d’offrandes à des divinités. Si elle devient un médium divinatoire, ce n’est pas comme victime offerte en holocauste, mais comme entité surnaturellement dotée d’homéopathie avec le cosmos (souligné par moi). Là se trouve le point d’inflexion à partir duquel le rationalisme divinatoire chinois va diverger de la voie conduisant à la théologie pour suivre celle qui conduit à une métacosmologie. Ensuite, au point de vue des procédures techniques, la chéloniomancie devient méthodiquement expérimentale. Il ne s’agit plus de s’inquiéter de ce que veulent des puissances divines, mais de projeter, sur le modèle réduit du cosmos que représente la tortue, les facteurs de la conjoncture d’où doit résulter l’évènement sur lequel on s’interroge. Les devins deviennent des spécialistes qui vont travailler à perfectionner cette projection, en formalisant les craquelures divinatoires qui la constituent en sorte qu’elles deviennent des diagrammes quasi scientifiques. »

Cette évolution est portée par les progrès de la civilisation protochinoise à la fin du néolithique : apparition des villes, division du travail, émergence d’n Etat centralisé. A la fin du III° millénaire, la domestication du cheval et la maîtrise du bronze permettent à la dynastie des Xia (fin III°millénaire- XVIII° siècle av. JC) d’asseoir leur pouvoir. L’arrivée au pouvoir des Shang (XVIII°- XI° siècle avant JC) consacre la supériorité de la civilisation des ethnies de l’Est. Sous cette nouvelle dynastie, la chéloniomancie devient le maître rouage de l’appareil des décisions étatiques, et atteint, dans les modalités de sa mise en œuvre, son plus haut niveau. Les carapaces étaient préparées de manière à produire des craquelures en forme d’une moitié de lettre H :   

Bien sûr, la craquelure effectivement obtenue pour chaque divination particulière était une variante singulière de ces formes, variante dont l’aléa était précisément identifié par la spéculation à l’aléa de la bonne ou mauvaise fortune que la divination était censée révélée. On assiste à un effort de standardisation et de rationalisation pour rendre plus facile et objective la lecture des pronostics. Les devins surlignaient les craquelures à l’encre pour les rendre plus lisibles. On trouve encore des traces de ces couleurs sur les pièces exhumées. C’est pourquoi l’emblème de la fonction de devin était un pinceau : pas un pinceau pour écrire – la fonction de devin est antérieure à l’écriture (qui va être inventée dans le cadre de cette fonction) - un pinceau pour colorier. C’est pourquoi la graphie qui signifie « devin » shi, est paléographiquement le pictogramme d’une main qui brandit un pinceau touffe en l’air. Voir illustration de ce post. Cette illustration est très intéressante. Elle donne l’origine de la graphie de :
-        shi, devin, greffier, annaliste, historien
-        shi, affaire/évènement (objet de divination opérée par le devin
-        shu, écrire (originellement surligner à l’encre la craquelure divinatoire).

Venons-en à l’interprétation de la figure en demi-H. Le trait vertical est dit « tronc », le trait horizontal est dit « branche ». Le pronostic de la divination dépend de la forme et de la position des traits. Ainsi une branche montante est de bon augure, une branche descendante est de mauvais augure, comme sont aussi de mauvais augure une cassure de la branche ou sa terminaison en fourche. Les multiples variantes des formes et des positions des traits sont ramenées à quelques diagrammes types au nombre de cinq ou six. On voit ainsi apparaître un début de numérisation
« Ce qu’il faut reconnaître c’est l’émergence de l’esprit même de la manticologie chinoise, celui de la rationalité divinatoire réduisant l’infinité des aléas des conjonctures du monde phénoménal à l’intelligibilité de quelques figures formalisées se prêtant à une sorte de calcul. » LV op. cité.
Cette intelligibilité du monde à partir de quelques figures trouvra toute son expression avec la divination par l’achillée que nous aborderons dans un prochain post
A suivre,
Jean-Louis

2 commentaires:

  1. "homéopathie avec le cosmos " ? Je ne comprends pas. Et toi?

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  2. Effectivement le terme d’homéopathie employé ici me semble curieux. Je l’ai toutefois conservé parce que c’est le mot utilisé par LV (P.29). Cela permet d’en discuter. Je pense qu’il a voulu parler de similitude d’aspect ou de forme (il emploie souvent le terme de morpho-logique à propos de la culture chinoise) mais ce n’est pas, je suis d’accord, le sens d’homéopathie. Si je fais une conférence je ne conserverai pas ce terme.
    Un autre point qui me trouble est le suivant. LV : « Entre les innombrables formes qu’a pu prendre, dans toutes les cultures, la façon dont les hommes se sont imaginé qu’ils pouvaient prédire l’avenir, celle qui s’est le plus répandue chez les chasseurs et éleveurs des steppes de l’Eurasie est l’ostéomancie, c’est-à-dire la divination sur os ».
    Or, les chasseurs et éleveurs des steppes ce sont les « barbares » pour les Chinois. La culture chinoise s’étant développée, à ma connaissance, dans une civilisation agricole située dans le bassin inférieur et moyen du Fleuve Jaune. J’ai un peu de mal à faire le lien entre les deux. Il faudrait creuser la protohistoire chinoise et les liens entre les premières dynasties (Xia et Shang) et les chasseurs et éleveurs des steppes. Je regrette ici un manque de vulgarisation de la part de LV.
    A noter que LV est, pour Anne Cheng une référence pour traiter de la divination chinoise, de la rationalité divinatoire chinoise. Elle cite souvent l’ouvrage de LV « La voie royale, Wangdao ». Les « deux raisons de la pensée chinoise » n’était pas paru lorsqu’elle a écrit son « Histoire de la pensée chinoise ».
    Il faudrait pouvoir échanger avec LV.
    Jean-Louis

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