dimanche 19 juillet 2020

De la tortue à l'achillée


Achillea millefolium.

En quoi consiste la divination par l’achillée que LV appelle achilléomancie ? Les tiges séchées de l'achillée sont utilisées comme bâtonnets pour tirer au sort, par un système de manipulations répétitives, six nombres correspondant à des hexagrammes du Yi Jing. Le procédé se veut symbolique du changement perpétuel des phénomènes de l'univers (transformation d'un hexagramme dans un autre).

Pourquoi l’achillée ? Peut-être en raison d’une particularité botanique. C’est une plante donnant une multiplicité de ramifications à partir d’une seule tige, de même que les dix mille êtres sont générés par l’Un qui est principe de tout. Les hexagrammes tels qu’ils se transforment les uns dans les autres sont les figures de tous les phénomènes pouvant advenir par mutation les uns dans les autres dans toutes les conjonctures possibles. La nouvelle procédure par chiffrage du Yi Jing est conduite par la même morpho-logique que celle de la divination par la tortue. En effet, si la spéculation s’exerce maintenant sur les nombres, ce n’est pas aux calculs numériques, mais aux formes numériques qu’elle s’intéresse, notamment aux formes de l’opposition du pair et de l’impair : les nombres ne sont pas représentés par des chiffres mais par une notation qui n’en exprime que la valeur paire (yin) ou impaire (yang).

La tradition chinoise influencée par les Zhou qui ont voulu se distinguer des Schang a occulté la continuité entre la divination par la tortue et la divination par l’achillée, prépondérante avec les Zhou. Selon la tradition, les trigrammes ont été inventés par Fuxi, personnage mythique, premier souverain du monde subcéleste. Le dédoublement des trigrammes en hexagrammes serait l’œuvre du roi Wen, le premier des deux fondateurs de la dynastie Zhou. 

LV s’attache, au contraire, à démontrer la continuité entre les deux types de divination. En fait la divination par l'achillée est la continuation de la rationalisation observée dans la scapulomancie. La standardisation des craquelures scapulomantiques ayant réduit leur nombre à cinq ou six variantes, l’idée est venue aux devins de les numéroter pour les tirer au sort, de manière à substituer cette procédure très commode à celle difficile du brûlage. Comment est conservé dans l’achilléomancie le modèle cosmique observé dans la divination par la tortue ? Tout d’abord dans la règle des six tirages au sort. Cette règle s’est probablement établie par référence à l’espace cosmique à six directions (les quatre points cardinaux et le haut et le bas) de la tradition chinoise. « Tirer au sort six fois, dans toutes les directions de l’espace, répond à une transposition achilléomantique du modèle cosmique de la tortue ». Par ailleurs, « dans la procédure canonique de tirage au sort … c’est le nombre de cinquante tiges que doit comprendre exactement le faisceau de tiges d’achillée représentatif du cosmos à la place de la tortue. Le nombre de 50 est, en effet, celui de la « grande évolution » (dayan), celle de tous les changements continuels du monde. Cependant, pour être manticologiquement activé, ce nombre est d’emblée diminué par le retrait de l’une des cinquante tiges afin que soit créé un potentiel de mutation par aspiration de ce qui incomplet à devenir complet…..Symboles algébriques de toutes les mutations phénoménales se produisant dans le cosmos, les 64 hexagrammes…constituent à partir du Yi Jing, le fonds inépuisable de la spéculation manticologique chinoise, qui n’a de comparable dans les autres cultures que le fonds qu’a constitué la Bible pour la spéculation théologique occidentale. » 
A suivre, 
Jean-Louis

samedi 11 juillet 2020

De l'ostéomancie à la chéloniomancie (2ème partie)


 In ouvrage cité de Léon Vandermeersch


Quelle est la spécificité de la chéloniomancie ? Je vais citer textuellement LV car ce passage me semble important. La divination par la tortue « marque une mutation de la pensée magique primitive en pensée rationnelle appuyant la divination sur une représentation du cosmos. Cette mutation a été décisive sur deux plans. D’abord, au point de vue des croyances, la chéloniomancie éloigne la divination de sa référence originelle à la bienveillance ou à la malveillance d’entités divines implorées par des sacrifices. La tortue, en effet, n’a jamais fait l’objet d’offrandes à des divinités. Si elle devient un médium divinatoire, ce n’est pas comme victime offerte en holocauste, mais comme entité surnaturellement dotée d’homéopathie avec le cosmos (souligné par moi). Là se trouve le point d’inflexion à partir duquel le rationalisme divinatoire chinois va diverger de la voie conduisant à la théologie pour suivre celle qui conduit à une métacosmologie. Ensuite, au point de vue des procédures techniques, la chéloniomancie devient méthodiquement expérimentale. Il ne s’agit plus de s’inquiéter de ce que veulent des puissances divines, mais de projeter, sur le modèle réduit du cosmos que représente la tortue, les facteurs de la conjoncture d’où doit résulter l’évènement sur lequel on s’interroge. Les devins deviennent des spécialistes qui vont travailler à perfectionner cette projection, en formalisant les craquelures divinatoires qui la constituent en sorte qu’elles deviennent des diagrammes quasi scientifiques. »

Cette évolution est portée par les progrès de la civilisation protochinoise à la fin du néolithique : apparition des villes, division du travail, émergence d’n Etat centralisé. A la fin du III° millénaire, la domestication du cheval et la maîtrise du bronze permettent à la dynastie des Xia (fin III°millénaire- XVIII° siècle av. JC) d’asseoir leur pouvoir. L’arrivée au pouvoir des Shang (XVIII°- XI° siècle avant JC) consacre la supériorité de la civilisation des ethnies de l’Est. Sous cette nouvelle dynastie, la chéloniomancie devient le maître rouage de l’appareil des décisions étatiques, et atteint, dans les modalités de sa mise en œuvre, son plus haut niveau. Les carapaces étaient préparées de manière à produire des craquelures en forme d’une moitié de lettre H :   

Bien sûr, la craquelure effectivement obtenue pour chaque divination particulière était une variante singulière de ces formes, variante dont l’aléa était précisément identifié par la spéculation à l’aléa de la bonne ou mauvaise fortune que la divination était censée révélée. On assiste à un effort de standardisation et de rationalisation pour rendre plus facile et objective la lecture des pronostics. Les devins surlignaient les craquelures à l’encre pour les rendre plus lisibles. On trouve encore des traces de ces couleurs sur les pièces exhumées. C’est pourquoi l’emblème de la fonction de devin était un pinceau : pas un pinceau pour écrire – la fonction de devin est antérieure à l’écriture (qui va être inventée dans le cadre de cette fonction) - un pinceau pour colorier. C’est pourquoi la graphie qui signifie « devin » shi, est paléographiquement le pictogramme d’une main qui brandit un pinceau touffe en l’air. Voir illustration de ce post. Cette illustration est très intéressante. Elle donne l’origine de la graphie de :
-        shi, devin, greffier, annaliste, historien
-        shi, affaire/évènement (objet de divination opérée par le devin
-        shu, écrire (originellement surligner à l’encre la craquelure divinatoire).

Venons-en à l’interprétation de la figure en demi-H. Le trait vertical est dit « tronc », le trait horizontal est dit « branche ». Le pronostic de la divination dépend de la forme et de la position des traits. Ainsi une branche montante est de bon augure, une branche descendante est de mauvais augure, comme sont aussi de mauvais augure une cassure de la branche ou sa terminaison en fourche. Les multiples variantes des formes et des positions des traits sont ramenées à quelques diagrammes types au nombre de cinq ou six. On voit ainsi apparaître un début de numérisation
« Ce qu’il faut reconnaître c’est l’émergence de l’esprit même de la manticologie chinoise, celui de la rationalité divinatoire réduisant l’infinité des aléas des conjonctures du monde phénoménal à l’intelligibilité de quelques figures formalisées se prêtant à une sorte de calcul. » LV op. cité.
Cette intelligibilité du monde à partir de quelques figures trouvra toute son expression avec la divination par l’achillée que nous aborderons dans un prochain post
A suivre,
Jean-Louis

mardi 7 juillet 2020

De l’ostéomancie à la chéloniomancie (1ère partie)

Plastron de carapace de tortue (in les deux raisons de la pensée chinois
 de Léon Vandermeersch)

La forme la plus répandue de divination chez les chasseurs et éleveurs des steppes de l’Eurasie est l’ostéomancie, c’est-à-dire la divination sur os. Les ethnologues en ont aussi trouvé des exemples en Amérique du Nord par exemple chez les Algonquins (cousins des chasseurs nomades sibériens). Les spécialistes la dénomment plus exactement pyroscapulomancie, généralement simplifiée en scapulomancie. Elle consiste à interpréter les configurations que dessinent de façon aléatoire les craquelures que provoque la forte chaleur d’un feu sur des os plats d’animaux – en général des omoplates. Ces pratiques sont encore observées à l’époque contemporaine chez les Lusu du Yunnan.
Selon certaines hypothèses ces pratiques étaient sans doute le corollaire de sacrifices d’animaux offerts en holocaustes aux puissances surnaturelles. A l’issue de ces holaucaustes, les chamans devaient sans doute rechercher sur les débris d’os à demi calcinés des signes indiquant si les offrandes avaient été acceptées ou non. 

L’ostéomancie s’est peu à peu perfectionnée par une procédure un peu moins sommaire que le simple chauffage des omoplates au-dessus d’un feu, procédure qui consiste à utiliser un outil de brûlage, fait sans doute d’une sorte de tison qui, appliquée sur l’os, y laisse une marque de brûlure caractéristique. Cet outil, dénommé poinçon, permet de brûler par le dessous la pièce divinatoire de manière à faire apparaître sur la face du dessus des craquelures scapulomantiques. Peu à peu et notamment pendant la dynastie des Xia (1900 à 1600 av JC) la procédure se raffine. Les omoplates sont soigneusement préparées ; les points d’application de l’outil de brûlage sont creusés afin que les craquelures apparaissent plus nettement.

Une remarquable mutation se produit lorsque l’on en vient à utiliser des carapaces de tortues concurremment aux omoplates. Cette innovation marque un saut qualitatif qui transforme la scapulomancie en ce que LV appelle la chéloniomancie ou divination par la tortue (chélônè). Elle est pratiquée dans le sud du Shandong (patrie de Confucius) où abondaient les cours d’eau foisonnant de tortues d’eau douce. Dans la tradition chinoise la tortue fait partie, avec le dragon, le phénix et la licorne des quatre animaux mythiques. Elle a la tête du serpent et le cou du dragon. La tortue est un animal à nul autre pareil, car de nature cosmique : sa carapace étant en dessus hémisphérique comme le ciel, en dessous plate et plutôt carrée comme la terre et sa durée de vie n’en finit pas comme celle du monde. Il y a là tous les ingrédients d’une croyance à un rapport magique par analogie entre ce qui se passe dans le cosmos et ce que l’on peut faire artificiellement se passer sur une tortue. De cette croyance est née la chéloniomancie comme nec plus ultra de la scapulomancie, sans d’ailleurs se substituer à celle-ci, qui a continué d’être pratiquée aussi sur les omoplates faute, sans doute, d’approvisionnement en carapaces, mais en prenant les formes de plus en plus sophistiquées de la divination par la tortue.
A suivre,
Jean-Louis

jeudi 2 juillet 2020

La divination comme raison de la pensée chinoise

Je vous propose d’aborder un autre livre relatif à la divination. Il s’agit de Les deux raisons de la pensée chinoise Divination et idéographie de Léon Vandeermeersch, Edition Gallimard, 2013.

Dés l’introduction, l’auteur énonce la thèse de l’ouvrage : « la profonde différence entre la culture chinoise et la culture occidentale, qui divergent l’une de l’autre d’autant que l’écriture idéographique s’éloigne de l’écriture alphabétique, a son origine dans l’opposition entre, en milieu chinois, une pensée primitivement guidée par une forme très sophistiquée de divination, et, en milieux gréco-latin et judéo-chrétien, une pensée primitivement guidée par des croyances religieuses. »

La forme originelle de l’écriture chinoise a été découverte sur des inscriptions oraculaires datant de l’époque Yin (dernier quart du II° millénaire avant JC) gravées sur des omoplates de bovins ou d’ovins ou des carapaces de tortues. Elles notent date, le nom du devin, la question posée et le pronostic. L’accumulation de ces « équations divinatoires » a permis le développement d’une spéculation qui a pris, dans l’histoire de la pensée chinoise, la place de la théologie dans la culture occidentale et à laquelle, pour bien marquer le parallélisme avec la théologie LV donne le nom de manticologie (du grec mantikos, divinatoire). Cette première écriture ne relève pas de la langue parlée, elle est conçue moins pour la communication que pour la recherche manticologique. L’écriture de la langue parlée ne s’est généralisée que très tardivement, au VII° siècle de notre ère sous l’influence de l’écriture indienne à travers le bouddhisme. 

La manticologie, au lieu de chercher à exploiter magiquement une correspondance entre l’ordre naturel et un ordre surnaturel censé le commander, recherche rationnellement des correspondances entre les phénomènes naturels eux-mêmes en se guidant sur des analogies entre les phénomènes eux-mêmes, à la lumière d’une « morpho-logique » structuraliste.

Comment s’explique l’émergence de la manticologie au lieu de la théologie, à l’aube de culture chinoise ? Par la nature du terrain religieux sur lequel cette culture a germé, celui du chamanisme. Cette vision du monde s’est développée particulièrement dans la partie septentrionale de la planète là où les forêts ont favorisés des cultures de chasseurs. Dans le chamanisme, le surnaturel, que les grandes religions transforment en entités divines, est représenté simplement comme le double invisible du naturel visible, commandant celui-ci par une force magique. Ses adeptes s’en rapportent à des chamans ayant le don de transe, par laquelle ils peuvent passer du monde visible au monde invisible de la surnature, et reconnaître l’action des forces qui s’y exercent afin que puisse être conjurée leur adversité. Ce sont les chamans de la civilisation protochinoise qui sont devenus les devins de l’époque des inscriptions oraculaires, en même temps que se rationnalisaient en manticologie les croyances de la pensée magiques, de la même façon que les prêtres des grandes religions s sont employés à rationaliser la foi en théologie. Pourquoi seulement dans la Chine archaïque, et pas dans d’autres cultures chamaniques ? Parce que là seulement la fonction de chaman a été étatisée, ce qui a fait du chaman une sorte de clerc d’Etat, préfigurant, dès la protohistoire chinoise, ce que sera le lettré dans la Chine Impériale. A noter que lettré en chinois se dit ru, étymologiquement « faiseur de pluie ».


En Chine la transe chamanique a été remplacée par la divination pour communiquer avec les esprits. De la divination a émanée la langue graphique qui a permis le développement d’une spéculation « manticologique ». Reste à comprendre comment cette spéculation « manticologique » est devenue une des raisons de la pensée chinoise comme la spéculation théologique est devenue une des raisons de la pensée occidentale.
A suivre,
Jean-Louis