mercredi 12 août 2020

La métacosmologie et la notion d'apparentement (lun)

                                              

 Nous avons vu qu’une des conditions de la divination chinoise était la non séparation du virtuel et du manifeste rendant possible la lecture d’une situation encore virtuelle avant son actualisation. Cette lecture se fait à partir des hexagrammes du Yijing qui sont censés être le reflet, être la figure des situations réelles auxquelles nous sommes confrontées. Pour ce faire, il faut qu’il existe une corrélation entre les hexagrammes et les situations réelles. 

 Selon Léon Vandermeersch cette notion de corrélativité est traduite en chinois par le mot lun ( ) qui signifie généralement « relation de parenté ». « En effet, ce qui, dans la pensée chinoise, tient lieu de la catégorie de causalité dans la pensée occidentale, est un mode de relation à l’image des relations de parenté, mode de relation dont les meilleurs analystes occidentaux de cette forme de pensée ont tous relevé la spécificité et l’importance capitale, Granet en l’appelant système de correspondances, Needham et Graham la pensée corrélative ».

 Cette corrélativité peut revêtir plusieurs formes. Ce peut être une corrélativité de « propriétés ». Ainsi l’été sera une saison yang parce qu’il y fait chaud et sec, ces qualités étant des qualités yang. Cette corrélativité peut concerner la « façon d’agir », de se mouvoir. Seront corrélés tous les éléments qui ont la même façon de se mouvoir. C’est le cas pour les wuxing chinois terme traduit à tort par « cinq éléments ». « Les wuxing ne sont pas des substances – le concept de substance n’est d’ailleurs pas premier dans la pensée chinoise – mais des formes fondamentales des mouvements et changements affectant incessamment tous les êtres de l’univers ». Ainsi le bois possède le mouvement de pouvoir se redresser après avoir été courbé. A ce mouvement est associé l’idée de renouveau, de renouvellement. Seront corrélés au bois : le printemps parce qu’il marque le renouveau de l’année, la direction de l’Est parce que c’est à l’Est qu’apparaît une nouvelle journée …etc. Cette corrélativité peut concerner un apparentement de formes, de structures. Cet apparentement de formes nous l’avons déjà trouvé avec la tortue dont le corps est apparenté au cosmos. Nous le retrouvons avec les hexagrammes qui sont censés avoir la même structure que les situations réelles. 

De ce qui précède Léon Vandermeersch en déduit deux grandes caractéristiques de la pensée chinoise informées par la divination.

 - « Le premier point est qu’à l’inverse de la pensée occidentale, la pensée chinoise saisit la nature des choses non pas comme sub-stancielle, c’est-à-dire fondamentalement stable, mais comme sub-mutationnelle, c’est-à-dire fondamentalement changeante (chaque chose ayant sa façon propre de changer) ». Toutes les cultures ont bien saisi l’importance du mouvement : Héraclite « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». L’originalité de la pensée chinoise est de considérer que les éléments non seulement sont en mouvement mais sont des mouvements : les wuxing, mais aussi les organes du corps humain (voir Claude Larre et Elisabeth Rochat de la Vallée).

 - Le second point est que la façon d’agir des éléments n’est pas saisie sous la catégorie de la causalité mais sous la catégorie de la corrélativité. « La pensée corrélative est une pensée structuraliste qui explique les choses par l’apparentement (lun (2):) de leurs structures. Ce qui apparente les structures ce sont les parallélismes, les similarités de leurs formes. La pensée chinoise est une pensée structuraliste, qui fonctionne sur une morphologique au lieu de l’étio-logique sur laquelle fonctionne la pensée occidentale de la causalité. Cette caractéristique est évidemment la marque de la raison divinatoire ». 

 On comprend mieux maintenant l’importance de la divination dans la formation de la pensée chinoise. A suivre, Jean-Louis

dimanche 9 août 2020

La métacosmologie et le principe de corrélativité

 Un courant de pensée s’organise à partir des distinctions premières qu’il organise dans l’ordre des choses. Pour Platon, la distinction première c’est la distinction entre le sensible et l’intelligible, entre le monde des Idées et le monde de l’illusion. Entre les deux, il y a une coupure symbolisée par la situation de prisonniers (du monde sensible) des habitants de la Caverne. Dans les grandes religions monothéistes, la distinction première c’est la distinction entre Dieu et sa création. Là encore il y a une coupure entre les deux mondes. Dans la pensée chinoise, la distinction première c’est la distinction entre le virtuel et le manifeste, entre le « Il n’y a pas » et le « Il y a ». Entre les deux il n’y a pas de coupure, il y a un passage permanent marqué par un phénomène d’actualisation du virtuel dans le manifeste, du « Il n’y a pas » dans le « Il y a » et de retour du « Il y a » dans le « Il n’y a pas ». C’est cette non séparation qui fonde la possibilité de la divination chinoise qui ne consiste pas à interpréter la volonté des Esprits mais à découvrir le plus en amont possible le germe d'actualisation du « Il n’y a pas », du temps t vers le « Il y a », le temps t+1. Ce germe du passage les devins vont le trouver dans la transformation des hexagrammes du Yijing. Les hexagrammes étant la figure des diverses situations auxquelles on peut des trouver confronter.

Le Yijing contient sous une forme très technique les principes de ce que Léon Vandermeersch appelle une métacosmologie « Métacosmologie plutôt que métaphysique, car la dimension de transcendance propre à la divination n’est pas ontologique, mais seulement transphénoménale. ». Les principes de cette métacosmologie ont été explicités par un certain Zou Yan (305-240) qui a médité sur une vaste synthèse dont il a fait la doctrine « du Yin et du Yang et des Cinq Agents »

Comme la qualifie le Yijing lui-même, la métacosmologie marque un « au-delà des formes sensibles » et non de la réalité physique ». Pour la pensée chinoise cet « au-delà des formes sensibles » c’est le virtuel, le « Il n’y a pas ». Les formes sensibles étant le manifeste, le « Il y a ». Les lois de la métacosmologie ne sont pas visibles au niveau phénoménal des choses et ne sont révélées que par la divination. « Cependant - l’essentiel est là-, ce qui est ainsi révélé, l’est sur un tout autre plan que celui des enchaînements visibles de causes et d’effets…la divination sert à procurer la connaissance de ce qui va advenir par la révélation de relations d’un deuxième type dégagées …sur un modèle du cosmos d’abord zoologique (la tortue), puis numérologique (le faisceau des cinquante tiges d’achillée). Ce sont ces relations d’un deuxième type qui ont été théorisés par une métacosmologie jouant sur la corrélativité au lieu de la causalité. » (soulignés par moi).

 A suivre,

Jean-Louis

samedi 8 août 2020

Une vision du monde réarticulée par l’idéographie

 

Dans son ouvrage Les deux raisons de la pensée chinoise, Léon Vandeermeersch, après avoir examiné la divination, première raison de la pensée chinoise, consacre de longs développements à l’idéographie, deuxième raison de la pensée chinoise. Je renvoie le lecteur intéressé à l’ouvrage cité. Mais ces développements sont forts érudits et techniques et, pour moi en tout cas, d’un accès difficile. Par chance j’ai trouvé un petit texte du même auteur, paru dans Sagesses chinoises, qui résume la pensée de l’auteur d’une manière beaucoup plus accessible. C’est ce petit texte que je vous présente dans ce post. J’inviterai également à suivre quelques pistes fournies par Anne Cheng et Viviane Alleton sur le même sujet.

 Mais commençons par la présentation de l’idéographie chinoise par Léon Vandermeersch.

En Chine, l’écriture fut inventée à l’époque Yin (XIII°-XI° siècle av J.C), c’est-à-dire à la fin de la dynastie des Shang, par des devins en vue d’enregistrer des protocoles de divination sous formes de courtes notices Comme on l’a vu précédemment, la divination à l’époque était pratiquée sur des omoplates de bovins ou des carapaces de tortues soumises au feu en vue d’obtenir des craquelures. Les craquelures avaient une fonction proprement divinatoire, les notices avaient pour fonction d’archiver certaines questions soumises à divination.

Le lexique de ces inscriptions comporte près de 4000 idéogrammes. LV définit l’idéogramme de la manière suivante : « signe d’écriture (graphie) employé dans les écritures non alphabétiques pour représenter un mot entier ».

Une telle quantité de graphies n’aurait pu être maîtrisée sans une rationalisation très poussée du système de l’écriture idéographiques. Les devins y réussirent si bien que l’écriture chinoise, à la différence des autres écritures, n’a pas évolué vers l’écriture alphabétique mais a conservé sa forme idéographique. Ce perfectionnement a consisté essentiellement à recomposer chaque idéogramme de manière à faire apparaître un radical sémantique et un discriminant phonétique. En outre les traits composant les idéogrammes ont été ramenés à huit.

« Et comme la syntaxe même du discours noté idéographiquement est restée profondément marquée par l’extrême concision et le parallélisme (la parfaite symétrie terme à terme de deux propositions couplées) des formules oraculaires originelles, s’est en définitive opérée dans la Chine ancienne la formation d’une langue spécifique, bien plus éloignée de la langue parlée que ne l’est en général la langue écrite ».

Léon Vandermeersch décrit les grandes étapes de l’évolution de cette langue graphique.

-     -   à l’origine, on l’a vu, une fonction d’archivage des protocoles divinatoires

-       -  puis un usage purement rituel et administratif

-    -    « après Confucius cette langue s’est ouverte à une utilisation proprement littéraire. Elle a alors donné naissance à une littérature totalement détournée des genres qui ailleurs sont les premiers piliers de la création littéraire (ceux de l’épopée, du théâtre, du roman), mais qui n’en a pas moins extraordinairement brillé dans ce qu’il faut considérer comme les deux grands genres de la littérature chinoise : la prose d’idées, où la langue graphique est apte à procurer à la pensée une force d’expression incomparable, et la poésie du sentiment de de la nature, où elle peut atteindre un lyrisme sans égal. »

-     -   vers les VIIIème/IXème siècle ap. JC, sous l’influence de l’écriture indienne et du bouddhisme s’est développé ce que l’on appelle la langue parlée écrite (jusque-là, le chinois parlé est resté une langue sans écriture) et avec elle le développement de l’épopée, du théâtre et du roman, genres considérés comme une littérature de second ordre.

Léon Vandermeersch souligne que la langue graphique double le registre des effets phoniques par une palette d’images sémantiques. Ce point est développé par Anne Cheng dans son Histoire de la pensée chinoise P. 35 « Au lieu de s’appuyer sur des constructions conceptuelles, les penseurs chinois partent des signes écrits eux-mêmes. Loin d’être une concaténation d’éléments phonétiques en soi dépourvus de signification, chacun d’eux constitue une entité porteuse de sens et se perçoit comme une chose parmi les choses ». Anne Cheng donne des exemples qui supposent le maniement des caractères chinois. J’invite le lecteur à se reporter à son ouvrage.

 La langue graphique n’a rien perdu de sa vitalité comme art. Et Léon Vandermeersch de conclure « En somme, dans la peinture à l’encre comme dans la calligraphie, comme dans la littérature, c’est une même culture idéographique qui décrypte le monde. »

A suivre,

Jean-Louis