mercredi 26 février 2020

Zhuangzi, Lacan : la relativité du langage


Quel rapport peut-il y avoir entre un penseur chinois du IVème siècle avant Jésus-Christ et un psychanalyste français du XXème siècle ?

Tous deux ont mis au centre de leur réflexion la relativité du langage. 

Les sources de ce post sont notamment, pour Zhuangzi, le chapitre 4 de l’Histoire de la pensée chinoise d’Anne Cheng. Pour Lacan, La planète des Sages vol II de Jul et Charles Pépin. Ces derniers sont les auteurs d’une série d’ouvrages sur la mythologie grecque et la philosophie. Sur la page de droite Charles Pépin écrit un texte consacré à un héros de la mythologie ou à un philosophe. Sur la page de droite Jul illustre ce texte d’une manière fort plaisante et éclairante.
Par exemple ces auteurs nous rappellent que Jacques Lacan (1901-1981) a réinterprété les travaux de Freud à la lumière de la linguistique de Roman Jakobson et du structuralisme de Claude Lévi-Strauss. Lacan et Lévi-Strauss furent très liés un temps. Lévi-Strauss  raconte comment lui, Lacan et leurs épouses arpentaient les routes de France : « Nous partions en expédition à quatre, c’était très gai. Il fallait voir Lacan débarquer dans un hôtel minable de sous-préfecture et ordonnant du haut de sa majesté impériale qu’on lui fasse couler un bain ». « Avec l’entrée en scène de la pensée lévi-straussienne, Lacan trouvait enfin la solution théorique à une refonte d’ensemble de la doctrine freudienne. Dans cette refonte, l’inconscient échappait en grande partie à l’imprégnation biologique où Freud l’avait ancré, dans la droite ligne de l’héritage du darwinisme, pour être désigné comme une structure langagière » (voir Elisabeth Roudinesco citée par Emmanuelle Loyer dans la biographie consacrée à Lévi-Strauss).
Pour Lacan, nous dit Charles Pépin il s’agit de « Parler, mais autrement. Non pas la langue de la raison mais celle du sujet dans sa vérité inconsciente. Parler jusqu’au non-sens, parler en jouant avec les mots parce qu’il n’y a rien de plus sérieux : les  déplacer, c’est les libérer de leur sens commun, leur donner la chance de résonner dans une histoire singulière. Si « l’inconscient est structuré comme un langage », nos mots n’ont pas de sens en eux-mêmes : ils trouvent leur vérité au milieu d’une chaine de signifiants, d’une structure inconsciente propre à chacun. » (souligné par moi)

Deux mille quatre cents ans avant Lacan, Zhuangzi jouait déjà avec les mots, critiquait la raison discursive, usait du non-sens et proclamait la validité du langage propre à chaque locuteur.  Zhuangzi « fait feu de tout bois, use de tous les procédés, pour tourner en dérision la raison discursive et en dénoncer la vanité. Dans le Zhuangzi, les mots sont très souvent pris dans un sens différent ou même contraire à celui qu’ils ont dans le langage ordinaire …Il affectionne le dialogue en chaîne ou l’anecdote paradoxale qui finit sur une touche de nonsense destiné à provoquer un sursaut, voir un bond dans une vérité autre que celle de la logique ordinaire – procédé réutilisé bien plus tard par le bouddhisme Chan ….Zhuangzi ne parle pas du discours en termes absolus de « vrai/faux », mais en termes de  « c’est cela » ou « ce n’est pas cela ». Or, qu’est-ce qui permet de décider que « c’est cela » est un point de référence absolu ? Et qu’est ce qui permet de décider que quelque chose « est cela » ou ne l’est pas ? Pour Zhuangzi, une telle affirmation ne fait qu’ouvrir une perspective propre au locuteur, elle ne vaut que pour lui et à l’intérieur de cette seule perspective » Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise.

Bien sûr comparer n’est pas assimiler. Les perspectives de Lacan et de Zhuangzi sont certainement très éloignées. Pour Lacan, il s’agit d’ouvrir une nouvelle voie à la psychanalyse ; pour Zhuangzi, il s’agit d’ouvrir une nouvelle voie à la pensée chinoise et de s’opposer aux logiciens des Royaumes Combattants. Toutefois, il me semble que l’on peut trouver chez ces auteurs deux approches de la relativité du langage qui s’éclairent mutuellement.
Jean-Louis

dimanche 16 février 2020

François Cheng, Yi Jing, sagesse chinoise, envol du dragon



Le 29 janvier, François Busnel recevait François Cheng accompagné de Christiane Rancé qui publie un Dictionnaire amoureux des saints et de Daniel Tamet auteur de Fragments de paradis.
Vous pourrez revoir cette émission en suivant le lien :

Voici quelques impressions. Tout d’abord un grand merci à François Cheng de parler lentement, de prendre son temps. Comme c’est reposant et apaisant. Déjà en le voyant et en l’écoutant on se sent bien. Et puisque je parle de sensation j’ai bien aimé l’échange sur la polysémie du mot français « sens » qui cristallise trois niveaux de notre existence : sensation, direction, signification.
Un autre moment a particulièrement retenu mon attention. Daniel Tamet prête aux chiffres des couleurs et des significations. Par exemple, pour lui, le chiffre 10 représente la plénitude. François Cheng rappelle que « pour les Chinois aussi, le chiffre 10 représente la plénitude. Mais on préfère le chiffre 9 parce que la plénitude, en soi, au-delà ce peut être le déclin et on préfère peut-être une position de devenir. Le 9 permet de tendre vers le 10 mais sans être le 10. C’est la sagesse chinoise ».

On retrouve la même idée dans le Yi jing, le Livre des Mutations. Dans son ouvrage Figures de l’immanence, François Jullien analyse le Yi jing à partir des commentaires de Wang Fuzhi, un auteur du XVII° siècle. Le premier hexagramme, Qian,  est composé de six traits yang. Un hexagramme se lit de bas en haut. Au premier trait, le Dragon est encore enfoui dans la terre. Au deuxième trait il sort timidement de terre. Mais ce n'est qu'au cinquième trait qu'il prend véritablement son envol. Le cinquième trait (un peu l’équivalent du chiffre 9 dans l’échange entre Daniel Tamet et François Cheng)  c’est « le Dragon volant dans le ciel ». « Le motif du vol signifie ainsi que, grâce à tous les efforts précédents, la marche  en avant est désormais une évolution libre et sans effort, que la persévérance s’est muée en spontanéité…Une telle formule qui exprime au mieux le passage de l’apprentissage à la maîtrise …a servi à caractériser, en Chine, l’accès à la sagesse » Voir les textes de Zhuangzi sur l’apprentissage mais aussi Confucius « A soixante-dix ans, j’agissais suivant les désirs de mon cœur, sans pour autant transgresser aucune règle »1 Entretiens II,4. Ainsi le cinquième trait de l’hexagramme, comme le chiffre 9, est le moment le plus favorable, le plus heureux.
Mais alors qu’en est-il du sixième trait  qui culmine la figure ? Et bien il en va du sixième trait comme du chiffre 10. « Voici le dragon bloqué dans cette position supérieure…ce trait, en haut perché, est celui de l’extrémité. Qui touche au but n’a plus d’au-delà où avancer, la seule possibilité qui reste est celle de la conversion et du repli…ce qui est plein ne peut durer, ce qui n’augmente pas est condamner à décliner ».
On reconnait là, bien sûr, les thèmes chers à la pensée chinoise : le cheminement importe plus que le but à atteindre, la notion de cycle. Mais également peut-être aussi cette angoisse qui nous saisit quand tout va bien, quand tout va trop bien : on se dit « cela ne peut durer ».  Mais quand les choses sont difficiles peut-être peut-on se dire aussi «ça va aller mieux ".
Quant à notre Dragon à nous, le Dragon du bol de thé. Un petit frémissement actuellement. Il sort timidement le bout de son museau de terre. Mais soyons rassurés. Il y a encore du chemin à faire avant qu'il prenne son envol et soit bloqué au sixième trait.
Jean-Louis

1 Arrivé à l’âge décrit par Confucius, je n’ai malheureusement pas atteint sa sagesse.