mercredi 13 septembre 2017

Brassens et Zhuangzi


Quel rapport entre le chanteur français et le sage chinois ? Certes tous deux nous ont parlé des papillons. Mais ce n’est peut-être pas leur seul point commun.

Je regardais, dernièrement, une interview  de Georges Brassens. Brassens parlait de l’appréhension qui le saisissait, surtout à ses débuts, lorsqu’il devait chanter en public. Il se demandait si cette émotion était la conséquence d’une modestie ou plutôt d’un orgueil lié à la peur de décevoir et à une trop haute opinion qu’il avait de lui-même. Souvent les mots que nous employons nous semblent impropres à décrire une réalité surtout lorsqu’il s’agit de qualités morales. Nous avançons un terme mais aussitôt nous sentons bien qu’on pourrait aussi bien dire le contraire. Exemple générosité/égoïsme ...etc.

Cette réflexion de Brassens m’a fait penser à Zhuangzi.

Il me semble que les penseurs chinois se sont toujours méfié du langage rationnel qui découpe, délimite, limite la réalité. Ainsi Confucius. Alors qu’il parle constamment du ren   dans les Entretiens, Confucius se refuse à en donner une définition explicite et de ce fait limitative. Il préfère répondre par touches successives aux questions que lui posent ses disciples. Mais celui qui est allé le plus loin dans la critique du langage rationnel est certainement Zhuangzi.  
Ce qu’il dit me semble très profond. «  Pour Zuangzi, le langage ne peut rien nous dire sur la véritable nature des choses du fait que c’est lui qui pose, non seulement les noms que nous donnons aux choses, mais dans le même temps ces choses elles-mêmes. En posant à la fois les noms et les réalités, le langage n’est en fait qu’un découpage artificiel et arbitraire de la réalité…. Zhuangzi ne parle pas du discours en termes absolus de vrai/faux, mais en termes de « c’est cela » « ce n’est pas cela ». Or qu’est-ce qui permet de décider que « c’est cela » est un point de référence absolu ? Et qu’est ce qui permet de décider que quelque chose « est cela » ou ne l’est pas ? Pour Zhuangzi, une telle affirmation ne fait qu’ouvrir une perspective propre au locuteur, elle ne vaut que pour lui et à l’intérieur de cette seule perspective. Dans ce sens, confronter le « c’est cela » d’un locuteur particulier avec le « c’est cela » d’un autre locuteur n’a aucune valeur puisqu’il n’existe pas de terrain commun d’évaluation entre deux perspectives purement subjectives…La raison analytique ne sait fonctionner que sur le principe du tiers exclu : telle chose « est cela », ou ne l’est pas. Or, pour Zhuangzi, c’est un leurre que de prétendre affirmer une chose puisqu’il est possible simultanément d’affirmer son contraire… Dans cette perspective, le sage apparaît comme celui qui ne se laisse pas piéger, aliéner par le langage et ses prétentions à « poser quelque chose » et à servir ainsi de référence absolue. Même si le langage n’est pas à prendre au sérieux, il est à utiliser en pleine connaissance de cause, c'est-à-dire comme créant de toutes pièces un monde artificiellement limité et limitatif. Reste la possibilité de s’en jouer en inventant un langage nouveau, qui ne soit plus un simple instrument de discussion et de distinction entre « c’est cela » et ce n’est pas cela ».    Anne Cheng Histoire de la pensée chinoise.

Ces réflexions de Zhuangzi ne rejoignent-elles pas celles d’un Pascal Quignard ou d’un Mallarmé ? Mallarmé qui inventa une nouvelle poésie pour nous faire rêver « Au transparent glacier des vols qui n’ont pas fui »

Jean-Louis

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